Chapitre 1

 

 

Entraygues, où se tenait l’Assemblée des Mères cette année-là, était une Capterie moyenne à l’est de la Brétanye, adjacente à la fois à la Litale et à l’Escarra. Des plaines fertiles, des bocages plutôt marécageux, riches en pescas et en gibier, quelques restes de très vieilles montagnes couvertes de forêts et, au milieu, des Mauterres, une plaine et des plateaux râpés. La plupart étaient encore d’un gris assez foncé sur les cartes. Les vieux documents s’accordaient pour en faire le cœur d’une région très peuplée au temps du Déclin, peut-être une de ces mégalopoles dont parlaient certains fragments et qui, après avoir recouvert des dizaines de klims carrés de pierre, de bitume et de béton, s’enfouissaient dans le sol pour s’y procurer l’espace qui leur faisait défaut en surface. Le degré de pollution de ces Mauterres le confirmait : la faune y était souvent déformée, la flore aussi, et les campagnes d’exploration ne devaient pas y dépasser un certain nombre de jours sans quoi on mettait sa santé, peut-être sa vie, en danger.

C’était à la fois un embarras et une vague fierté pour la Famille – elle avait bénéficié à plusieurs reprises des trouvailles qu’on y avait faites. Les Mauterres n’appartenaient à personne mais on accordait une petite part de toute découverte à la Famille dont le territoire était le plus proche. Dans le grand hall de la Capterie étaient exposés plusieurs des objets ainsi revenus à la Famille. Celui qui fascinait le plus Lisbeï, c’était une horloge portative, de la taille d’une petite brique, avec pour cadran un rectangle noir où de grands chiffres lumineux, rouge rubis, défilaient avec régularité. Ou plutôt se formaient les uns à partir des autres par la combinaison ingénieuse d’un nombre limité de segments de droite. Cela donnait évidemment des chiffres très anguleux, 112 305, il fallait reconstituer : onze heures vingt-trois minutes cinq secondes, six, sept, huit, neuf, clignotantes, hypnotiques.

Lisbeï se rendit compte qu’elle était restée figée devant l’horloge pendant une bonne minute et demie, engluée dans cet instant toujours fugace qui donnait pourtant une si étrange impression d’immobilité. Elle préférait sa grosse montre de poche, ou les horloges, celles de Béthély ou de la Citadelle, leur cadran rond, les aiguilles au mouvement invisible autour de cet espace qu’elles parcouraient pourtant et qui était du temps, ce cercle où une durée humaine pouvait s’inscrire : presque sept heures et demie, plus que sept minutes… déjà huit heures moins le quart… Et « huit heures » était là aussi sur le cadran, et onze heures, et midi-qui-est-minuit, toute la journée, toutes les journées, pareilles sur le cadran, différentes dans la vie, une durée à prévoir ou à regretter, mais pas ce minuscule et éternel présent qui filait en emportant sur place la conscience collée à lui, prisonnière d’une course rectiligne au but jamais atteint.

Le lent trajet des aiguilles avait sa propre inexorable régularité dans le retour – mais on pouvait au moins oublier de remonter l’horloge ! Et puis, c’était un retour plus visible. Midi-qui-est-minuit… Dans un des livres de Belmont, ouvert au hasard, un peu en panique – tous ces livres ! – le regard de Lisbeï avait épingle un vers dans un poème, s’était obstiné jusqu’à l’avoir déchiffré (un de ces poèmes du Déclin, des blocs verticaux plus ou moins égaux séparés par une ligne). C’était du très ancien vieux-frangleï, plus ancien encore que celui du carnet : La Treizième revient, c’est encore la première. Une note en bas de page (ces gens du Déclin avaient des modes d’emploi pour tout, même la poésie) rattachait ce vers aux chiffres des horloges rondes. Étrange de penser que ces mêmes gens du Déclin avaient abandonné leurs cadrans ronds pour les chiffres sans passé et sans futur qui matérialisaient sur l’écran leur morcellement contagieux pour l’esprit.

« Et ça fonctionne encore », dit la voix de Duarte dans son dos.

Ce qui le fascinait, lui, c’était que cet objet pût fonctionner après des dizaines de siècles. Et, oui, c’était fascinant aussi, d’une façon un peu effrayante : des machines encore vivantes, intactes, alors que leurs inventeurs avaient disparu depuis longtemps. Comme ils avaient dû les détester, leurs machines, en leur accordant cette quasi-immortalité à leur place… Celle-ci dépendait tout de même du soleil. Ce n’avait été qu’un bloc de plastique noir quand on l’avait sortie du site d’Entraygues, deux siècles plus tôt. On l’avait laissée au soleil, parmi d’autres objets sans doute inutiles. Quelle surprise, ensuite, de voir les chiffres clignoter sur l’écran ! Dans le hall d’Entraygues, elle était posée sur un socle là où la lumière du jour s’attardait le plus longtemps.

« Dommage que notre site n’ait pas fonctionné avec le même genre d’énergie… » acquiesça Lisbeï.

J’ai été soulagée d’entendre Kélys crier que tout allait bien par le puits de l’ascenseur, avait-elle écrit après la première journée d’exploration du site souterrain. Vraiment imprudent de sa part, descendre ainsi toute seule, même si tout s’est éteint un certain temps après son arrivée au dernier niveau – et même si elle était la plus expérimentée de tout le groupe. Heureusement, ils prévoyaient quand même des escaliers de secours, ces gens du Déclin. Et on avait les gazoles. Un peu comme au Sanctuaire : le temps d’arriver là, de voir à quoi ça avait dû ressembler pour le Déclin… et plus de lumière, plus d’énergie, rien ne fonctionnait plus. Frustrant. Kélys pense que ce devait être prévu pour se déclencher seulement en présence d’êtres humains, pour économiser l’énergie. Mais après tout ce temps, comme au Sanctuaire, il n’en restait plus beaucoup, évidemment. Si nous n’étions pas tombées sur le conduit, s’il avait fallu creuser jusqu’au tunnel principal, il n’en serait sans doute plus resté du tout. Qui aurait pensé qu’ils l’auraient mise tout en bas, leur entrée ! Mais la topographie du lieu était peut-être différente à cette époque-là.

Et cette époque-là se révélerait antérieure à celle du Sanctuaire, quand on aurait fini, plusieurs années plus tard, de cataloguer et d’étiqueter tous les artefacts du site : les livres, les peintures, les sculptures et les objets bizarres, grotesques ou laids qui devaient aussi être des objets d’art pour ceux qui le savaient enfermés là, puisqu’ils s’y trouvaient. Les livres permettraient d’évaluer la date de construction du site (que Kélys avait aussitôt appelé « le Musée », un terme du Déclin dont elle leur expliqua le sens) : aucune date de publication n’était postérieure à 2 120.

Mais c’était quand, « 2 120 » ? 2 120 par rapport à quoi ? Par rapport à une histoire disparue. En combinant le calendrier du Pays des Mères, celui des Ruches et celui des Harems, on était maintenant en l’an 623, l’année zéro étant celle où le mot « Harem » apparaissait pour la première fois dans les textes rescapés. Des proto-Harems avaient existé auparavant : des preuves d’occupation ici et là semblaient dater d’au moins cent cinquante années plus tôt. Mais les ravages des Ruches et le recyclage continuel des ruines du Déclin rendaient bien difficiles les datations précises.

« Un peu surprenant que les Entraygues aient conservé cet objet », dit la voix de Kélys. D’une durée de vie aussi longue que la pollution de certaines Mauterres… Oui, en effet. Cette bizarrerie avait frappé Lisbeï dès qu’elles avaient fait la connaissance de la Mère d’Entraygues et de son traditionalisme étroit. Mais Marcie avait une hypothèse : les Entraygues s’étaient toujours mal entendues avec la Famille progressiste voisine ; la Mère de l’époque avait peut-être pensé faire de cet objet un cadeau empoisonné ? Kélys avait ri longuement. « Apparemment, personne ne s’en est trouvée mal à Entraygues depuis deux cents années et des poussières !

— Ça t’a donné une idée de ce que tu vas choisir, Lisbeï ? » dit Fraine, qui avait aussi fini le tour du hall et jetait un dernier coup d’œil circulaire et dubitatif sur les vitrines.

« Pas vraiment. Vous ?

— Comment veux-tu ? »

L’évaluation et le partage de la trouvaille de Belmont allaient causer bien des problèmes. C’était si évident au premier coup d’œil sur les salles souterraines que Kélys avait proposé d’aller en parler à l’Assemblée des Mères. En théorie, c’était simple : un douzième à la Famille la plus proche ou sur le territoire de laquelle une découverte était faite, un autre à Wardenberg pour la copie, l’entretien et la conservation des documents, un tiers à l’exploratrice contractante, un sixième à sa Famille d’origine si elle en dépendait encore (ce qui était le cas pour Lisbeï) et le reste aux enrôlées. Tout était assez simple aussi quand il s’agissait de matériaux récupérables. Mais plus compliqué quand on abordait l’« utilité » des artefacts. Elle était surtout fonction de perfectionnements techniques possibles. Les artefacts « inutiles » ne l’étaient pas vraiment pour la connaissance générale mais leur utilité restait potentielle – un pari. On devait d’abord déchiffrer livres et documents pour savoir de quoi ils parlaient, et alors seulement essayer de leur attribuer une utilité future et donc une valeur. Cela pouvait prendre un certain temps.

Une invisible et lente gravitation naturelle de la connaissance finissait par ramener à Wardenberg les originaux des documents en question, et c’était souvent à partir des travaux de Wardenberg que le travail d’évaluation se faisait – d’où le douzième qui lui avait été alloué par l’Assemblée de Baïanque, en 117 A.G. On avait fini par mettre au point un système d’évaluation dans le cas de documents à contenu technique et scientifique. On n’avait jamais récupéré jusque-là une bibliothèque entière d’ouvrages intacts mais dont la nature technique ou scientifique n’était pas apparente au premier coup d’œil. Quelles données précieuses les livres de Belmont ne recelaient-ils pourtant pas sur les enfouisseurs, et le Déclin, et sans doute bien d’autres choses ? Comment évaluer cela, comment le partager ?

On n’était jamais tombée non plus sur un « musée » d’œuvres d’art.

Heureusement pour les exploratrices, il y avait là une énorme quantité de matériaux récupérables et en particulier du métal : étagères, présentoirs, armoires, et une bonne partie des éléments structuraux démontables : escaliers, plates-formes… Il y aurait aussi des empoignades entre les récupératrices et les historiennes qui voulaient conserver le site intact. Les premières, comme d’habitude, l’emporteraient, et les secondes devraient se contenter d’une section du premier étage. À vrai dire, elles n’avaient protesté que par principe : tous les étages du Musée se ressemblaient. De toute évidence, la préoccupation principale des bâtisseurs avait été de faire tenir un maximum d’artefacts dans un minimum d’espace. (La grande surprise était l’absence totale de l’usine pharmaceutique dont Lisbeï avait cru trouver la suggestion dans le carnet…)

Tout bien considéré, les partisanes du système de crédit wardenbergien, ou du moins de son extension prudemment modulée à l’ensemble des négociations entourant une découverte, allaient avoir des arguments de poids, ce que Kélys avait vu tout de suite.

Il restait moins d’un mois avant Entraygues, la date limite de dépôt des motions collectives était dépassée depuis longtemps ; mais la trouvaille et les problèmes qu’elle posait étaient assez importantes, estima Kélys, pour recourir à la procédure d’exception mise en place après l’Assemblée de la Décision d’Antoné. Elle avait signé la demande de crédit mais avait insisté pour que Lisbeï seule signe la charte qui les liaient à leurs enrôlées, au premier rang desquelles elle s’était placée. Cela tombait bien : ce serait Béthély, en tant que (respectable) Famille de la récupératrice contractante, qui contacterait la Capte de l’Assemblée. Kélys de Fusco, une indépendante, n’aurait pu légalement se le permettre.

Portés par les pidges voyageuses de Belmont, les messages aériens d’urgence atteignirent à peu près en même temps leur destinataire de Béthély et celle de Selonges – que Kélys connaissait assez pour suggérer ce raccourci. Les Mères prêtes à se rendre à Entraygues reçurent l’annonce simultanée de la découverte de Belmont et de la motion d’urgence demandant la mise au point de nouvelles modalités d’évaluation et de partage pour les découvertes de cette taille et de cette nature.

Lisbeï et sa troupe de Bleues étaient donc déjà célèbres quand elles arrivèrent à Entraygues. Et Lisbeï était officieusement libre de sa dette et de Wardenberg, cela ne faisait aucun doute selon Kélys, quelles que fussent les décisions prises sur le partage.

Quelquefois, pendant ses deux années d’apprentissage, quand Elli pleuvait, qu’Elli faisait froid, quand la tente prenait l’eau et qu’elle avait du mal à trouver le sommeil sur son mince matelas, Lisbeï s’était permis quelques rêveries : dans l’une elle découvrait un site extraordinaire et retournait à Béthély les mains pleines, auréolée de gloire ; dans l’autre elle faisait une découverte extraordinaire, non spécifiée mais liée au carnet, et retournait à Béthély – au moins auréolée de gloire. Et finalement, à la façon ironique dont les rêves se transposent parfois dans la réalité, elle avait fait la découverte d’un site extraordinaire lié au carnet, elle était auréolée de gloire et elle avait les mains pleines. Elle ne retournerait pas à Béthély avant un moment, mais elle ne le savait pas.

 

* * *

 

La délégation de Béthély se trouvait depuis deux jours seulement à Entraygues, à l’arrivée de Lisbeï et de sa troupe. Et Tula arriverait encore plus tard, juste à la veille de l’Assemblée, très enceinte : elle avait voyagé par bateau, un mode de transport plus lent mais plus confortable. Elle n’avait pas voulu laisser à sa Mémoire le soin de parler pour Béthély : elle représenterait sans doute mieux les intérêts de la Famille que Mooreï, de plus en plus conciliante avec l’âge. Selva aurait encore mieux fait l’affaire, mais Selva était malade.

Lisbeï avait ignoré que Selva était malade – on ne faisait pas suivre le courrier dans les Mauterres. Elle n’était pas retournée à Béthély depuis dix années ; il y avait eu les lettres des unes et des autres, les comptes rendus de Kélys et même une visite d’Antoné, l’année précédente, au plus fort de la controverse sur les « Indépendantes » – une visite personnelle de soutien, car l’Arbitre d’une Décision n’avait plus ensuite aucune autorité particulière. Mais si Lisbeï avait ainsi pu imaginer assez bien les effets du temps sur la personnalité de Mooreï, Antoné ou Selva, et même sur celle de Tula, elle n’avait jamais pensé à leurs transformations physiques. Kélys semblait inaltérable, hormis la blancheur qui gagnait lentement ses cheveux crépus. Antoné n’avait eu que trente-cinq années lors de sa visite. Les transformations qui avaient frappé Lisbeï touchaient bien plus à la personnalité de la Médecine qu’à son physique.

Mais imaginer Selva malade… vieillie, ralentie…Selva n’avait que quarante deux années !

« Elle ne s’est jamais tout à fait remise de sa dernière grossesse, il y a deux années », soupira Méralda, maintenant apprentie Mémoire de Moore et assistante de Tula à Entraygues, malgré son statut de Rouge.

Une enfante de plus, qui ne sortirait peut-être pas des garderies. Et pourquoi ? Selva avait-elle voulu rester une Rouge plus longtemps que Mooreï (qui avait décliné son tour d’insémination à trente-huit années, comme c’était son droit deux années après l’âge limite officiel), pour affirmer bien haut la fertilité étonnante des Béthély ? Et Tula, enceinte de presque huit mois, obligée de faire ce voyage épuisant !

« Ah, Méralda, dit Kélys apparaissant auprès de la jeune Rouge qui sursauta. Allons-nous nous y mettre ? Il est déjà tard. »

Elles devaient finir d’élaborer la motion que présenterait Béthély. Selon la version officielle, Lisbeï n’avait rien à voir dans la demande ; elle avait décidé de faire comme si c’était vrai et de ne pas participer aux sessions de travail. Quelle que soit la motion présentée et ses destinées à l’Assemblée, l’important c’était qu’elle serait libre de Wardenberg, Fraine et les autres aussi, toutes leurs dettes remboursées. Avec même un surplus individuellement mince, mais qui contribuerait collectivement à la Tribune, avaient-elles décidé d’un commun accord. Elles avaient bien l’intention de profiter de la découverte de Belmont pour continuer à secouer les vieilles chercheuses rassises de la Schole !

Lisbeï ignora résolument la déception de Méralda et se dirigea plutôt vers la Foire installée en contrebas de la Capterie. Celle-ci se tenait au centre d’une langue de terre presque circulaire délimitée par une large boucle de la Garèsche. La Capterie elle-même ne présentait rien de spectaculaire : l’architecture habituelle des Ruches, de petits bâtiments à deux étages, tous identiques, disposés en quinquonce circulaire autour du bâtiment central où résidaient la Mère et sa famille immédiate, lequel ne se distinguait des autres que par ses deux étages de plus. Heureusement, de riches tapis de vigne vierge et de roses grimpantes couvraient la plupart des murs, en dissimulant la répétitive monotonie. Les fortifications qui avaient entouré l’ensemble avaient disparu, comme partout ailleurs ; seule l’élévation de la Capterie sur son terre-plein rappelait vraiment les fantaisies guerrières des Ruches.

Les étales et les tréteaux de la Foire s’appuyaient aux pierres cimentées consolidant les pentes presque verticales du terre-plein et s’étendaient à partir de là dans un joyeux désordre jusqu’à la Garèsche ; à l’ouest, à l’opposé, le terrain des Jeux en faisait autant. En ce chaud début de junie, des nageuses s’ébattaient un peu partout dans la rivière. En amont, vers le terrain des Jeux, des esquiffes glissaient à contre-courant, propulsées par de jeunes rameuses ; il y avait des épreuves nautiques à Entraygues comme à Wardenberg – dans presque toutes les Familles où pouvait s’aménager un plan d’eau assez grand, ce qui n’était pas le cas à Béthély. Lisbeï se laissa descendre avec le chemin vers la rivière. Fraine et les autres lui avaient dit qu’elles passeraient l’après-midi par là ; peut-être y étaient-elles encore ; elle était restée plus longtemps que prévu avec son journal et Méralda l’avait encore retardée.

Elle les trouva dans l’ancien chemin de halage, serviettes sur l’épaule, tuniques humides et cheveux encore mouillés. Des Bleus de Duarte revenaient avec elles vers la Foire, deux des plus jeunes, Marek, brun et râblé, d’Entremer, et Toome au nom curieux, blond, lisse, athlétique – et Bleu après une année de Service, le prototype même du Wardenberg « non-stabilisé ».

D’autres groupes de baigneuses revenaient aussi, ou se dirigeaient vers la rivière. Elles passaient autour du groupe de Lisbeï comme des bateaux autour d’un récif, à distance respectable, et se retournaient souvent après les avoir croisées. Fraine sourit à Lisbeï, un peu hésitante : « Cherches-tu de la compagnie ? »

À mesure qu’Entraygues se peuplait pour l’Assemblée, les nouvelles avaient circulé. La fameuse Lisbeï-de-la-Décision faisait de nouveau parler d’elle ! Ce personnage-là semblait le plus connu à Entraygues et dans la région. La Lisbeï-des-Indépendantes était venue s’y ajouter à l’arrivée des Familles de Baltike et de Brétanye. La Lisbeï-de-Belmont était en voie d’élaboration au confluent des deux, par l’intermédiaire du carnet qui leur était commun. Pas encore la Lisbeï-des-Bleus : Duarte et les autres hommes les avaient quittées en route afin d’arriver à Entraygues par petits groupes séparés.

Il y avait beaucoup de Bleus à Entraygues pour ces fêtes de l’Assemblée des Mères. La plupart se retrouvaient sur le terrain des Jeux, comme c’était normal : depuis l’admission aux Jeux des Verts et des jeunes Bleus, ils venaient de plus en plus nombreux aux Assemblées provinciales et aux Assemblées des Mères. « Pour les encourager », avait dit Marek. C’était sans doute vrai pour bien des Bleus qui se trouvaient là. Pas pour tous. Duarte et le reste de son groupe avaient presque disparu depuis leur arrivée à Entraygues. Lisbeï les imaginait dans le village détentes, sur l’autre rive de la Garèsche, le village des Bleus, en train de mettre la dernière main à la motion qu’ils allaient présenter à l’Assemblée. Si on les laissait la présenter.

Un sentiment soudain d’irréalité la saisit. C’était peut-être la fausse familiarité de la rivière, la Foire et sa rumeur dans son dos, les souvenirs des étés de Béthély qui surgissaient pour émousser les souvenirs plus récents des deux mois écoulés… Elles avaient accepté de les aider, vraiment ? Kélys avait accepté ? Kélys n’avait pas bronché quand Duarte s’était tourné vers elle : « Que dira Wardenberg ? »

Elle avait répondu, paisible : « Wardenberg écoutera en même temps que les autres » : elle ne dirait rien à Sygne. Personne parmi les Bleus n’avait mis sa parole en doute. Ils connaissaient presque tous Kélys, au moins de réputation. Une autre réputation : une autre Kélys figurait dans les histoires que se racontaient les hommes, quelque peu différente, mais pas au point de surprendre Lisbeï. Dans le demi-cercle du deuil, cette nuit-là, la voix qui s’était élevée après la sienne avait été celle de Kélys. Pour raconter le jeune Dougall livide que Toller lui avait amené une nuit à Wardenberg et dont elle avait discrètement recousu les profondes entailles des poignets. Le jeune Dougall de seize années, soulevé d’une rage désespérée parce qu’il n’avait pas été choisi, une telle rage contre les autres Rouges, les Mères, ses instructeurs, tout le monde, si sacrilège, cette rage, si impossible à dire, que la seule issue avait été de la retourner contre lui-même.

« Trop de silence, avait-elle dit en conclusion. Trop de silence entre vous et vous, trop de silence entre vous et nous. Racontez-nous Dougall, Duarte. »

Et les voix s’élevèrent l’une après l’autre, dans l’obscurité tremblante de flammes. Elles n’avaient pas de nom, pas de visage, c’étaient seulement des voix, des voix d’hommes qui montaient dans la nuit. Au bout d’un moment, même dans sa stupeur accablée, Lisbeï avait réalisé qu’il ne pouvait pas s’agir seulement de Dougall. Ce ne pouvait être Dougall, ce jeune Vert qui voit une chevale pour la première fois au sortir de la garderie, il n’y avait pas d’élevage de chevales à Verchères ni de garderie (mais à Termilli, oui, même si c’était la voix de Duarte et non celle de Sergio). Il s’approche, émerveillé par la douceur des naseaux frémissants, le souffle chaud sur sa main tendue, la puissance paisible de l’énorme créature…On l’écarté avec brusquerie : c’est interdit aux Rouges, trop dangereux. Mais n’est-il pas un Vert pour le moment, ne peut-il pas au moins les faire courir dans l’apaddocke, ou même seulement les nourrir ?

Non. Est-ce Dougall, ce jeune Rouge extatique choisi pour être le Mâle de la Mère ? Oh, sa vie a tout son sens maintenant, il sera vraiment le servant d’Elli, le rédempteur des péchés du Déclin, il Dansera avec la Mère ! Il a eu de la chance, sa Famille a pris soin de lui : cette première Mère n’est pas trop jeune, ni trop âgée. Mais quelle importance ? Il peut voir Elli dans toutes les Mères, toujours. Et il se prépare avec ferveur, il s’entraîne tous les jours pendant des heures, les figures de l’Appariade sont devenues le mouvement naturel de son corps dès qu’il se laisse glisser dans la transe. Il prie matin et soir, le rituel appris depuis l’enfance, la prière sans cesse répétée, et la concentration, la kundali. Son corps lui obéit, bien sûr, il a toujours été un bon enfant d’Elli, son sexe peut rester dur et dressé pendant des heures, à sa volonté, non, à la volonté d’Elli.

Mais c’est peut-être Dougall, ce jeune Mâle qui sanglote sans faire de bruit en revenant de la chambre de la Mère. Il a essayé, pourtant, il a essayé de lui faire plaisir comme il l’a appris, mais elle l’a repoussé avec violence, elle l’a regardé comme s’il était une sorte répugnante d’insecte, elle a sifflé tout bas, avec haine : « Ne recommence jamais ça ! » Ce pourrait être Dougall, celui qui trouve toujours la Mère avec sa compagne quand il vient la visiter : elle veut être lubrifiée pour que ce soit moins douloureux et elle ne veut pas qu’il la caresse, bien sûr, et l’autre Rouge reste là tout le temps, et après la Mère pleure dans les bras de sa compagne pendant qu’elle lui caresse les cheveux en le regardant, lui, avec dégoût.

Les voix tournaient dans la nuit, tandis que le feu crachait ses dernières étincelles et s’endormait comme une bête rouge aux yeux fixes, hypnotiques. Et ce Rouge-là ne peut pas être Dougall, qui entendent sortant de l’infirmerie la Médecine dire à son assistante : « Celui-ci ne produit plus beaucoup, il sera fini bientôt. » Et c’est vrai, elle a raison, mais pas comme elle le pense, il est fini, il ne peut plus, il ne peut plus. À la Célébration, avec la drogue, oui, il pourrait sûrement, mais il n’est pas le Mâle de la Mère. Et maintenant, comme ça, dans la petite salle de méditation de l’infirmerie, de moins en moins. S’il pouvait avoir de la drogue, juste un peu, comme autrefois, au début de l’entraînement… Il est terrifié. Elli l’a puni, sans doute, de cette pensée, du chagrin, de la colère, du ressentiment qu’il traîne depuis des mois. Il est plus attentif à ce qu’il mange, il fait tous les exercices comme prescrit, il médite pendant des heures ; mais ça ne sert pas à grand-chose et il va devenir un Bleu. Pas parce qu’il est stérile : parce qu’il est impuissant.

Dougall, pas Dougall, peut-être Dougall, mais c’est bien de Dougall qu’ils parlaient tous quand même, comme c’était Dougall que Lisbeï avait vu en évoquant Garrec. Ce tout petit Vert qui pleure dans un coin obscur d’une garderie parce qu’il a appris que les garçons ont été punis par Elli, c’est Dougall – ou Rubio, ou Turri, ou Garrec. Tous ensemble, mais chacun seul dans son silence, même quand ils sont rassemblés après leur septième année pour les formations. Les autres garçons ne peuvent pas, ne doivent pas, être des amis. On doit penser à Elli seulement, pas les uns aux autres. Seul dans son péché, alors, parce que parfois, pendant la méditation, les images apprises qu’on évoque dérivent pour faire place à ce visage aimé, à ce corps familier, à cet autre Vert défendu, interdit, sacrilège. Seul parce que les Bleus, dans les Familles, sont trop rares, ou trop loin, et parfois vous en veulent, comme les Rouges s’ils ne sont pas le Mâle de la Mère. Et seul encore quand on est Bleu, seul dans sa honte parce que le misérable corps conditionné depuis l’enfance ne peut oublier et continue à désirer, désirer la Mère, mais on est un Bleu maintenant, ce n’est pas possible de parler à une Bleue, ce n’est pas imaginable de dire à une Bleue… et jamais, plus jamais vous n’oserez Danser à la Célébration.

Dougall. Ce qu’aurait pu vivre Dougall le jeune Vert, et que d’autres ont vécu. Ce qu’a peut-être vécu le jeune Rouge Dougall et que d’autres vivent encore. Et ce que d’autres vivront, que Dougall ne vivra pas. Dougall : Duarte, Sergio, Marek et Garrec, Turri, Rico de Cartano, le Bleu de Névénici et même Aléki, le féroce Aléki de Felden et tous les autres, ceux qui s’enfuient dans les Mauterres, ceux qu’on y envoie, ceux qui se tuent – ceux qui tuent.

Et tandis que la litanie des grandes et des petites souffrances tournait et retournait dans l’obscurité traversée de lueurs, une autre s’y était jointe peu à peu, des voix de femmes, des images auxquelles faisaient écho, toutes différentes, toutes semblables, celles que Lisbeï portait aussi : Ysande toute blanche et souriante sur son oreiller, Fraine et sa rancune venue de loin, « Ils ont la vie belle, ce ne sont pas eux qui les portent et qui s’en occupent, ce ne sont pas eux qui en meurent » – non, pas de la même façon… – l’intonation de Cardèn, une fois, à l’échoppe, « j’y retourne demain », et Lisbeï avait su de quoi elle parlait, ce mélange de lassitude, de résignation, la seringue, l’attente, la déception-soulagement et « j’y retourne ». Ysande juste avant sa dernière, énorme, déformée, les traits toujours un peu crispés. À la douche de la pension, la cicatrice boursouflée de celle-là, en travers du ventre. Jamais vue, mais si souvent imaginée, Loï frissonnante près de son petit feu dans les Mauterres, Loï sur son toit, prête à sauter. Et Selva, bloc de glace, en train de lire la lettre de Cartano.

La souffrance brûlante de Selva, les marques sur les épaules et les seins de Selva, les larmes de Selva après Aléki. Et Tula qui ne partirait jamais sur la mer avant si longtemps qu’elle en aurait perdu le désir. Et Lisbeï-qui-aurait-dû-être-la-Mère, qui avait perdu Béthély, qui n’aurait jamais pu être la compagne de Tula de toute façon.

Mais ces souvenirs-là, Lisbeï les avait gardés pour elle.

Résignée mais résolue, Lisbeï continua vers la rivière avec Fraine. Elle lui devait ce tête-à-tête. Le matin suivant le deuil, elles avaient enseveli Dougall près de la rivière. Par un accord tacite, les travaux n’avaient repris que le lendemain. La journée de l’enterrement s’était passée ensuite à quelques tâches domestiques exécutées en silence par les unes et par les autres, dans un savoir enfin partagé mais trop lourd pour passer ailleurs que dans les regards. Lisbeï l’avait passée à écrire dans son journal, cette journée, à transcrire tout ce qu’elle se rappelait de la nuit du deuil. Sans un commentaire, sans une question, sans un « oui, mais ».

Quand le travail avait repris, elle était retombée dans ses habitudes d’observatrice, essayant de percevoir des changements, un geste, une parole, entre les Bleues et les Bleus des diverses équipes. Mais il y avait peu de différences, ou alors c’était un surcroît d’embarras. Qu’un sourire venait plus facilement détendre, peut-être ? Peut-être. Un peu déçue, elle avait noté dans son journal : La réalité est plus lente que les histoires, même si elle leur ressemble quelquefois.

Elle noterait aussi plus tard ce que lui dirait Kélys quand elle lui demanderait, lors d’une pause-repas : « Est-ce que tu savais tout cela ? »

Kélys avait bien compris qu’elle lui demandait aurais-je dû savoir tout cela ? et elle était restée pensive un moment. « On en sait une partie, avait-elle dit, tombant soudain dans les tournures impersonnelles de Wardenberg. On en voit une autre, mais on ne regarde pas toujours ce qu’on voit. Un peu moins à Wardenberg, un peu plus ailleurs. Mais on peut apprendre. »

Lisbeï voyait maintenant Fraine, et comment Livine avait toujours vu Fraine. Mais Fraine n’avait pas essayé de venir lui en parler et elle avait dû admettre, un peu honteuse, qu’elle en était plutôt soulagée.

Elles s’assirent sur l’herbe, les pieds dans l’eau.

Lisbeï ne voulait plus se baigner. C’aurait sans doute été pour retarder la conversation avec Fraine. L’après-midi se terminait, de toute façon. Elles regardèrent un moment les autres baigneuses et les esquiffes des Vertes de Brétanye qui, l’entraînement terminé, se laissaient maintenant descendre dans le courant, les rames hautes ou à la traîne, avec des rires et des exclamations essoufflées qui portaient loin sur l’eau.

« Qu’est-ce que ça changerait, c’est vrai, s’ils avaient leurs propres épreuves ? » dit Fraine, qui avait choisi de commencer par un sujet sans risque. Lisbeï était bien prête à la suivre, à l’attendre, même si elles avaient déjà parlé de cela avec Duarte et les autres pendant le voyage vers Entraygues.

« À court terme, sans doute rien. » En fait, elle voyait mal ce qui pourrait changer même à moyen ou à long terme, mais il y avait là quelque chose qui la dérangeait confusément. Serait-ce vraiment une solution, mettre ainsi les hommes à part ? Ne l’étaient-ils pas déjà assez ?

« C’est mieux que de ne pas être là du tout, avait répliqué Marek.

— Mais les Verts et les jeunes Bleus participent déjà à plusieurs épreuves avec nous. Faut-il qu’elles aient lieu séparément aussi, maintenant ? »

Dans le groupe des exploratrices, Bleues et Bleus avaient des opinions divergentes sur ce point. Seul, Toome estimait qu’on devait faire concourir tout le monde ensemble à toutes les épreuves, à taille et à poids égal, comme le faisaient déjà jeunes Verts et jeunes Bleus. Un concert de protestations s’était aussitôt élevé chez les unes comme chez les autres : « Les différences deviennent trop grandes après quinze années ! » « C’est déjà discutable pour les Vertes et les Verts ! » « Pas à toutes les épreuves, de toute façon ! »

Les épreuves hippiques, à la rigueur, mais les Bleus ne devaient pas être admis aux épreuves d’adresse et de tir. C’était le point insoluble. Toutes les autres épreuves englobées par la catégorie générale de « gymna », ou les épreuves artistiques et techniques, chant, sculpture, architecture, bijouterie, couture, horticulture et tout le reste, avaient une même justification sous-jacente. Les Jeux étaient l’occasion pour les Familles de démontrer les qualités physiques et créatrices de leurs Lignées en mettant en valeur les Vertes qui non seulement feraient des Rouges robustes, mais pourraient aussi devenir plus tard architectes, chercheuses, jardinières… Les épreuves d’adresse et surtout de tir prouvaient une seule chose : l’aptitude à la Patrouille. Et la Patrouille, c’était l’obligation faite à chacune sans exception de surveiller à son tour les limites des diverses Mauterres.

« À chacune », avait insisté Dulcie. Et elle avait ajouté, sentencieuse : « Les hommes et les armes ne vont pas ensemble. »

Duarte et les autres Bleus n’avaient pas répliqué. Parce quelles vont trop bien ensemble, concluait ce vieux proverbe des Ruches qui ressurgissait, inévitable et difficile à réfuter, chaque fois qu’on suggérait la participation des Verts et des Bleus aux épreuves d’adresse et de tir (on n’évoquait même pas la Patrouille !) au Pays des Mères – ou à l’Assemblée d’Entraygues quand on en viendrait là.

Et le reste, d’ailleurs :

« Mais pas la parade ! (Dulcie, obstinée.)

— On nous apprend bien à Danser, pourquoi pas la parade ? (Marek, calme.)

— Mais la Danse n’est pas une épreuve des Jeux ! Il n’y a pas de meilleure à la Danse ! La parade, ce n’est pas la même chose ! » (Dulcie et quelques autres, à bout d’arguments.)

Pas la même chose. Lisbeï se découvrait de plus en plus attentive au surgissement de cette phrase-là. « Et en quoi donc ? » dirait-elle à l’Assemblée plus tard comme à Dulcie ce soir-là. On Dansait en Elli, certes, on se perdait en Elli pour la reconstituer en soi (surtout par l’intermédiaire de la drogue, mais elle ne le dirait pas à l’Assemblée). Dans la parade au contraire, on restait toujours distincte de la partenaire, même si le but était de se refléter l’une l’autre, de se compléter l’une l’autre le plus parfaitement possible. « Impossible donc pour une femme et un homme d’être partenaires à la parade ! » dirait-on. Mais entre hommes ? La parade demandait force, endurance, grâce et souplesse – comme la Danse, à laquelle d’ailleurs elle préparait autant qu’à la Patrouille. Si les hommes pouvaient Danser (et nulle ne le niait), ils pouvaient se livrer ensemble à la parade. Leur entraînement les faisait passer directement de la taïtche à la Danse, mais ce n’était qu’une tradition, elle pouvait être changée – comme bien d’autres.

Les arguments se dépouillaient alors de leur fausse rationalité. Les Juddites (et Dulcie aussi, qui n’en était pourtant pas une !) se lanceraient dans une argumentation tout autre en apparence – et sans surprise, puisqu’on l’avait déjà entendue à Serres-Moréna : à quel point les Jeux étaient-ils compatibles avec la Parole, de toute façon ? Jusqu’à quel point n’entretenaient-ils pas un esprit de compétition, d’affrontement, contraire à l’enseignement d’Elli ? Vue sous cet angle, toute participation des hommes était à écarter !

« Il s’agit d’être la meilleure pour Elli, en Elli, non de l’emporter sur les autres », répliquerait Duarte à l’Assemblée. Le colosse pouvait être tout à fait éloquent s’il le désirait – tous les hommes le pouvaient, apparemment, si on leur en laissait l’occasion. « La Parole ne dit nulle part qu’Elli nous a créées toutes semblables, comme des briques ! Toutes également aimables et précieuses, oui, mais pour des raisons, des qualités différentes. Essayer de faire mieux ce qu’on fait bien, ce n’est pas contraire à la Parole. Toute croyante cherche sa propre manière de satisfaire Elli, n’est-ce pas ? Aucune façon de chercher ni d’accomplir n’est préférable à une autre dans la paix d’Elli. » (Duarte aussi connaissait la Parole par cœur.)

Privées de cet argument, les Juddites finiraient par dévoiler leur crainte profonde : si on laissait les hommes participer aux épreuves de parade, où s’arrêterait-on ensuite, même si on ne les laissait pas le faire avec les femmes (elles diraient d’ailleurs « contre les femmes », de façon encore plus révélatrice ; celles qui paradaient contre n’étaient jamais les meilleures).

Ce serait alors le vieil argument de la Patrouille, les hommes plus fragiles que les femmes non dans leur corps mais dans leur esprit, leur trop longue habitude de la violence que même les Ruches n’avaient pas réussi à effacer de leurs gènes, et voulait-on donc un autre Déclin comme celui qu’ils avaient déjà causé ? (« Les Juddites et leurs fantaisies anti-scientifiques ! avait toujours grommelé Antoné. La violence n’est sûrement pas inscrite dans les gènes ! »)

Mais alors, la Mémoire de Fontbleau se lèverait pour demander si les Juddites étaient vraiment bien placées pour parler de la violence en ces termes, elles dont les ancêtres avaient combattu pour les Harems, elles qui avaient créé les Ruches, elles qui avaient causé la mort de Garde, et la discussion dégénérerait cette après-midi-là en une empoignade sur le carnet, où Lisbeï, avec prudence, se contenterait d’écouter – même en bouillonnant intérieurement.

Sur la route d’Entraygues, à Dulcie et à ses considérations sur la parade, Duarte s’était contenté de répondre d’un ton conciliant : « Mais les autres épreuves sont possibles, non ? Et séparément pour les jeunes Bleus et les jeunes Rouges, c’est le plus raisonnable. » Il voulait dire « ce qui aura le plus de chance de passer à l’Assemblée ». Il semblait tenir pour acquis qu’ils auraient la possibilité de déposer leur motion.

« À court terme, c’est déjà un commencement, dit Fraine, interrompant les méditations de Lisbeï. Et c’est ce qu’ils veulent, non ? Tu penses toujours trop loin. »

Y avait-il un léger reproche dans cette dernière phrase ? « Tu penses toujours trop loin et tu ne vois pas ce que tu as sous les yeux » ? Trop loin dans le passé, trop loin dans le futur… Mais non, c’était plutôt Lisbeï qui se le reprochait dans son comportement à l’égard de Fraine. Elle ne put pourtant s’empêcher de remarquer : « Mais plus loin dans l’avenir, ce ne seront plus seulement les Jeux. Ce seront les Assemblées.

— Et pourquoi pas ? » dit Fraine, plus par défi que par conviction. Lisbeï ne laisserait pas son goût de l’« autre côté » la mettre en position de critique alors qu’elle adhérait à cette opinion plus que Fraine elle-même ! Ce n’était pas le véritable sujet de leur conversation, de toute façon.

« Ce sera intéressant, je suppose », dit-elle, mettant fin à la discussion avant qu’elle ait pu se développer. Puis, après un petit silence que Fraine n’utilisa ni pour continuer ni pour changer de sujet, Lisbeï demanda, avec un soupir intérieur : « Qu’est-ce que vous avez décidé, finalement, Livine et toi ? »

Fraine lui jeta un rapide coup d’œil, regarda de nouveau la rivière – avec un mélange d’embarras et de gratitude : « Nous échangerons nos vœux la veille de la Célébration.

— Ah, c’est bien ! »

La jeune Bleue tourna la tête vers elle et Lisbeï lui sourit, en se disant une fois de plus qu’elle devrait demander à Kélys de lui montrer comment elle s’y prenait pour projeter ses émotions. Mais Fraine sembla percevoir sa sincérité car elle lui sourit aussi, les yeux brillants. Puis son sourire s’effaça, laissant place à une expression pensive, un peu mélancolique : « Et toi, Lisbeï ? »

N’y a-t-il jamais eu personne, n’y aura-t-il jamais personne ? Lisbeï entendait bien ce que voulait dire Fraine. Mais que lui répondre ? S’il devait y avoir quelqu’une un jour, elle l’ignorait ; et, non, il n’y avait jamais eu personne – depuis Tula, mais elle ne voulait pas parler de Tula. Était-ce mal d’avoir préféré la solitude à une affection à demi sincère ? De n’avoir pas voulu se servir d’une autre uniquement pour le plaisir ? Fraine en aurait sûrement souffert bien davantage que d’une indifférence innocente.

Innocente, vraiment ? écrivit Lisbeï en levant un sourcil dubitatif, ce soir-là. Ni plus ni moins innocente sans doute qu’avec Dougall, décida-t-elle au bout d’un moment. Certainement moins innocente qu’avec Dougall, ajouta-t-elle en se relisant. Mais ce n’était pas la même chose, et puis Fraine était de celles qui survivent, comme elle le lui fit savoir au bord de la Garèsche quand Lisbeï, incapable de répondre vraiment, lui dit, « je suis désolée », ce qui lui semblait vraiment sans rapport avec sa question. Fraine en avait vu un, sans doute, puisqu’elle lui avait touché la main en disant : « Mais je suis là. ». Ou bien elle voulait dire : « Je t’aime quand même, je resterai quand même ton amie. » Ou peu importe ce qu’elle avait voulu dire, Lisbeï avait senti son affection, sa solidité, et elle avait soudain eu la gorge serrée, reconnaissance, honte, « je ne le mérite pas » – comme elle le murmura, se surprenant elle-même. Et Fraine avait presque eu l’intonation d’Ysande : « Ce n’est pas seulement à toi de décider ce que tu mérites ou non. »

Elles restèrent silencieuses après cela, les yeux sur la rivière, dans une paix enfin partagée. Leurs pensées avaient suivi des voies bien différentes car Fraine sortit du silence en disant d’une voix rêveuse : « Ce devait être bien, d’une certaine façon, avant le Déclin, quand les hommes étaient aussi nombreux que les femmes. Tout le monde n’avait pas besoin d’être inséminée, elles devaient pouvoir choisir de ne pas faire d’enfantes si elles le voulaient, puisqu’il y en avait toujours assez pour garder les Lignées en bonne santé. Et ce devait être pareil pour les hommes : ceux qui voulaient rester entre eux devaient pouvoir le faire aussi sans problème… »

Un peu étonnée, Lisbeï examina néanmoins par réflexe le passé que peignait Fraine. Et ceux qui voulaient être avec des femmes le pouvaient aussi ? « Sans doute », dit Fraine. Mais elle n’avait pas pensé assez loin : cela n’impliquait pas forcément que des femmes, elles, voulaient être avec des hommes de cette façon-là ! Ou alors des Mères ? Non, il n’y avait pas eu de Mères en ce temps-là. Puis une autre idée se brancha sur celle-ci, prit soudain toute la place : Puisque c’est parfois plus dur apparemment pour un Mâle de la Mère, après, quand il est devenu Bleu, y a-t-il des Mères… qui finissent par vouloir des hommes, quand elles ne Dansent plus directement avec eux à la Célébration, quand elles ne sont plus la Mère ? Est-ce qu’on peut désirer des hommes ? Pour le plaisir ? Logiquement, oui. Pourquoi pas ? Logiquement, l’autre côté doit être possible. On peut même pousser la logique à l’absurde et imaginer des Mères malheureuses de voir partir un Mâle en particulier. Des Mères devenues Bleues partant à la recherche non d’une Bleue particulière, comme dans Ludivine de Kergoët pour Parsia et Nylla, mais d’un Bleu particulier ?

De toute évidence, il y avait différentes sortes de « Et pourquoi pas ? » Celui-ci était trop du ressort de la pure exigence logique pour emporter l’adhésion, du moins celle de Lisbeï. À la rêverie de Fraine elle riposta, raisonnable : « C’est un peu risqué d’imaginer à partir de nous ce qui se faisait avant le Déclin, tu ne crois pas ? » Et Fraine avait évidemment reconnu qu’elle avait raison.

Lisbeï penserait à cette conversation quand elle déchiffrerait les amours tragiques de La Princesse de Clèves, si incompréhensiblement prise entre ses deux hommes. Mais ce serait bien plus tard, quand le choc des romans de Belmont aurait commencé à s’émousser pour elle, sinon pour le reste du Pays des Mères.

Chroniques du Pays des Mères
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